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Ma Présence Permanente : une Thérapie pour Julie

Valerie Perret

Julie est arrivée chez moi il y a quatre ans et demi, à trente-trois ans. Elle était mariée, avait deux garçons de cinq et un ans. Elle était infirmière aux soins intensifs d’un hôpital régional. C’était une belle jeune femme, qui cachait son vécu émotionnel derrière un sourire charmant. Elle avait un joli visage lisse. Difficile de savoir qui se cachait derrière ce masque chaleureux et sympathique.

Pour structurer mes observations, j’ai décidé d’utiliser le modèle du « Self-in-Relationship » développé par Richard Erskine (Erskine & Trautmann 1997). Ce diamant dans un cercle décrit les dimensions affectives, comportementales, cognitives et physiologiques du fonctionnement humain à partir d’une perspective relationnelle. C’est un modèle qui permet d’évaluer si chacun de ces pôles est ouvert ou fermé au contact.

Chez Julie, le pôle émotionnel était éteint. J’ai fait l’hypothèse qu’avec un père alcoolique violent et une mère dépressive et méprisante, le milieu dans lequel elle a grandi était défavorable à une expression émotionnelle libre. L’insécurité était telle qu’elle a appris à contrôler ses émotions et à les anesthésier. Enfant, elle avait l’habitude de se cacher dans une cabane au fond du jardin ou sous son duvet. « Se cacher pour ne pas qu’on la trouve » selon ses mots. L’adulte que j’avais en face de moi continuait à reproduire ce mécanisme à l’intérieur d’elle-même. Elle se cachait pour que je ne la voie pas. Ma présence, mon implication, mon intérêt pour elle permanent ont permis de créer une atmosphère de confiance dans la relation thérapeutique. Au fil du temps, elle a accepté de dégeler et d’accéder à ses souvenirs émotionnels.

Le pôle de la pensée était particulièrement investi, elle cherchait à comprendre les choses, à les analyser. La pensée était aussi une manière de se distraire d’une émotion, comprendre pour éviter de sentir. Je l’ai observé au fil des séances et je lui ai appris à s’arrêter et à oser faire place à l’émotion avant de réfléchir.

Une autre manière de s’extirper de l’intimité du présent était de partir dans un fantasme. Par exemple, lorsqu’elle ressentait une émotion trop intense, elle commençait à penser à sa liste de courses ou à l’organisation familiale. C’était une de ses cachettes.

Julie investissait aussi beaucoup le pôle du comportement. Elle était très active. Elle proposait de nombreuses activités à ses enfants pour se sentir une bonne mère, sinon elle culpabilisait. Elle devait avoir une maison parfaitement en ordre afin d’avoir la reconnaissance des autres et se protéger des critiques de son mari. Elle donnait beaucoup d’attention à ce mari qui avait, selon elle, besoin qu’elle s’occupe de lui. Au travail, elle devait être dévouée à ses patients et faire plaisir à ses collègues. Quand elle faisait l’horaire du matin, elle prenait toujours le petit déjeuner pour toute l’équipe. Elle ne pouvait pas imaginer ne prendre que le sien, elle se serait sentie trop coupable. Un sentiment profond de culpabilité était à l’origine du surinvestissement de ce pôle. Elle avait bien choisi son métier. C’était une infirmière accomplie qui prenait soin de tout le monde sauf d’elle-même. Elle faisait semblant d’être heureuse dans sa belle vie bien réussie. « Faire » la protégeait d’émotions plus profondes en lien avec l’abandon.

Son corps était douloureux, avec des tensions dans les trapèzes, les mâchoires et le dos. J’ai fait l’hypothèse qu’elle y cachait ses émotions, sa peur, sa tristesse, sa colère, sa honte, sa résignation. Son corps exprimait ce que les émotions n’exprimaient pas. Elle avait de l’asthme et souvent une respiration faible. Nous avons découvert par la suite que diminuer sa respiration au maximum était une manière de se faire la plus discrète possible, de se rendre invisible. C’était nécessaire lorsque son père rentrait le soir ivre. Elle se cachait sous son duvet et arrêtait de respirer. Ainsi, elle faisait le moins de bruit possible et évitait aussi de sentir la peur qui l’envahissait.

Ses relations étaient faites essentiellement de compétition et de suradaptation. Par exemple, quand son mari rentrait du travail, elle s’activait, pour lui montrer qu’elle aussi faisait beaucoup de choses, car elle avait peur de ses reproches. Elle a beaucoup agi cette suradaptation avec moi. Quand je lui posais une question, elle se dépêchait de me répondre et parfois me donnait trois réponses différentes à choix, soulagée d’avoir pu répondre à ma demande. Ceci nous a permis de parler de l’agitation qu’elle ressentait avant de trouver enfin une réponse qui conviendrait à son interlocuteur, la peur qu’elle ressentait de ne pas « faire juste ».

Mon travail d’accompagnement

Pendant quatre ans, j’ai attendu patiemment et parfois impatiemment la rencontre avec Julie, en m’impliquant dans la relation. Je l’apprivoisais gentiment, en respectant son rythme, et en lui proposant ma permanence. Je construisais la sécurité dans notre relation, qui lui permettait de s’ouvrir de plus en plus à son monde émotionnel. Je lui proposais d’expérimenter le fait de compter sur une personne stable, fiable et protectrice. Julie venait tous les quinze jours, décision assurément liée à son style d’attachement, un attachement évitant (Erskine 2009 ; Main 1995).

Pendant ces quatre années, j’ai souvent eu l’impression que Julie me filait entre les doigts, qu’elle m’échappait, et j’ai passé par des moments d’impuissance et d’agacement. Particulièrement quand elle annulait à la dernière minute car elle n’avait personne pour s’occuper de ses enfants, et n’avait pas d’espace dans son agenda pour remettre une autre séance. Je ne la voyais alors pas pendant un mois, ce qui me semblait long. Elle me rendait ainsi impuissante et je ressentais alors de la colère contre elle et l’envie de la rejeter en lui disant « puisque tu n’y mets pas plus d’énergie, débrouille-toi ! ». Et la séance suivante, elle pouvait me dire que toutes ces séances coûtaient quand-même bien cher ! Et là je naviguais entre colère et culpabilité. Je me suis apaisée lorsque je me suis remémoré les différentes fonctions psychologiques du scénario : prévisibilité, identité, continuité et stabilité (Erskine, Moursund & Trautmann, 1999). J’ai fait alors l’hypothèse suivante : pour elle, ce qui était prévisible, c’était les interruptions de contact, le rejet, la colère. Son père dans la violence, et sa mère dans le mépris. Avec moi, elle s’y prenait de telle sorte que le prévisible arrive, que je la rejette. Cette prise de conscience m’a permis de continuer à lui offrir une permanence de lien, ma chaleur. A chaque séance, je lui montrais que j’avais toujours la même envie de l’accueillir. D’une fois à l’autre, elle oubliait régulièrement le contenu de nos séances, surtout si elles avaient été émotionnellement fortes. Elle oubliait comment elle avait pu être proche et en contact la fois d’avant. Elle avait tellement peur. Elle appelait ce processus « ma gomme à effacer », gomme qui lui avait été utile pour oublier la terreur, la solitude, le désespoir et la honte ressenties enfant.

Plus le temps passait, plus c’était difficile pour Julie de conserver son masque avec moi, et sous ce masque, de conserver sa solitude si connue, le fait d’être tranquille toute seule. Sa solitude était une sécurité précieuse pour elle, et la perdre la mettait en danger. Je pouvais maintenant donner à Julie une présence tranquille et sereine, ayant moi-même gagné en sécurité intérieure. Après quatre ans jour pour jour, elle m’a annoncé qu’elle voulait arrêter l’accompagnement. J’ai pensé à ce moment que ma permanence était déstabilisante pour elle, inconnue, et qu’elle commençait à sentir la juxtaposition (Erskine, Moursund & Trautmann, 1999). Arrêter, interrompre le contact avec moi lui permettait de maintenir une certaine stabilité, ainsi que son identité : « Julie, sois forte, débrouille-toi toute seule, et surtout ne te fais pas avoir, cache-toi, ne montre pas ta vulnérabilité, les autres sont dangereux ! ». Et là, j’ai saisi l’occasion de lui montrer qu’elle comptait pour moi, je me suis particulièrement impliquée en prenant l’initiative de lui dire les mots suivants : « Je pense que ce n’est pas le moment, et je veux continuer à te voir ». Elle s’est tout d’abord défendue, s’est mise en colère et moi j’ai maintenu calmement mais fermement ma position. J’ai vu alors des larmes couler sur ses joues, des larmes de soulagement qui disaient « on me voit ». Si à ce moment je n’avais pas insisté, elle se serait sentie abandonnée et se serait dit « Bon, je vais de nouveau arrêter de respirer pour continuer toute seule ». A la fin de cette séance, elle était contente que je me sois positionnée, se sentait soutenue et protégée. Quinze jours après, elle avait oublié le contenu de la séance et souriait en disant qu’elle allait bien, elle avait remis son masque pour oublier la proximité de notre dernier contact.

Cette intervention de ma part a été importante dans l’accompagnement et a ouvert Julie à un travail émotionnel plus profond. Au travers de moments de contact visuel ou physique avec moi, elle s’est ouverte davantage à ses émotions, tout d’abord la tristesse, la solitude, le désespoir, puis la peur, les tremblements. Elle a pu aussi ressentir dans son corps une décision très archaïque qu’elle me cria dans un moment de travail émotionnel : « Je ne peux pas me reposer sur toi, je dois me tenir toute seule ! » Elle connaissait cette décision cognitivement, elle a pu la sentir à un niveau corporel, sentir son besoin vital de tout contrôler, de se contrôler, et de ne compter que sur elle. En parlant avec elle, j’ai pris l’image d’un petit chat sauvage que j’avais envie d’apprivoiser. Elle m’a répondu : « C’est drôle, depuis six ans, j’essaie d’apprivoiser un chat sauvage qui vient régulièrement chez moi, je n’avais jamais fait la relation. Il m’a fallu six ans pour le caresser la première fois ! ». Je lui ai répondu : « Et nous, cela fait seulement quatre ans qu’on se voit… ». Elle m’a souri amusée, elle qui se plaignait souvent que le travail thérapeutique n’avançait pas assez vite.

Pendant les vacances d’octobre, sachant qu’elle perdait facilement le contact avec elle et avec moi, je lui ai envoyé un message disant « je pense à toi ». Je lui ai ainsi montré comment elle avait un impact sur moi. Ce message lui a permis de me conserver « un peu plus » avec elle pendant ces trois semaines, et aussi d’augmenter la complicité entre nous.

La séance d’après, elle m’a dit avoir peur de sentir, peur d’être vulnérable. Son Enfant intérieur lui disait : « sois forte, garde ton masque ! ». Elle avait peur de lâcher son système de survie, et en même temps, il l’épuisait car elle vivait au quotidien une agitation et une suradaptation permanente. Elle sentait cette ambivalence très fortement à l’intérieur d’elle. Je lui ai donc proposé de venir plus souvent. Elle a tout d’abord refusé, prétextant des difficultés financières. A ce moment je lui ai dit les mots suivants : « je veux te voir plus souvent, j’ai envie que tu viennes, je pense profondément que ce serait bien pour toi. En continuant à ce rythme, la peur permanente de l’attachement reste permanente. Plus tu répètes la présence, plus la peur diminuera ». Et je reprends l’exemple du chat sauvage : « Qu’est-ce qui fait la réussite de l’apprivoisement de ton chat ? Comment ce serait de venir chaque semaine ? » Par ces mots, je semais des graines dans sa représentation d’un lien sécure qui dure. Je mettais des croquettes pour qu’elle ait envie de venir me voir plus. Sa première réaction a été « Tu ne m’auras pas ! », et en même temps, elle sentait bien qu’elle avait besoin de venir davantage. Elle sentait l’ambivalence à l’intérieur d’elle : maintenir la prévisibilité, la continuité et la stabilité ou répondre à son besoin profond de contact et par conséquent sentir la douleur de la juxtaposition et s’exposer à la peur de perdre. Je lui ai proposé de fermer les yeux et j’ai approché mon doigt de son doigt. Je l’ai touchée un moment, puis j’ai retiré mon doigt. Elle ressentait plus de tranquillité intérieure quand j’étais présente. Au moment où je suis partie, elle a eu peur que je ne revienne pas. Poussée par mon envie, je suis retournée au contact avec son doigt. Dans ce contact, elle s’est laissée sentir tristesse et sanglots. Puis j’ai fait l’expérience suivante : Je l’ai touchée à plusieurs reprises en ne me retirant que de courts instants, et ensuite je l’ai touchée et me retirant plus longtemps entre les contacts. Elle m’a dit « c’est pire quand tu espaces. » Puis a rajouté avec un sourire complice « j’ai compris ton message, je viens plus souvent ».

Dans les séances suivantes, je l’ai accompagnée dans ses allers et retours entre sentir et se réfugier dans sa cachette. Je la suivais, je la questionnais, je l’aidais à mettre des mots sur son vécu interne, parfois je mettais les miens. Je la soutenais dans la rencontre à la fois avec ses émotions profondes et avec son système de protection. Dans sa cachette, c’était plus calme, quand même un peu oppressant, mais moins pire que de sentir les émotions profondes. Sa respiration était faible. Je l’ai encouragée à apprécier sa cachette, je l’ai validée, ce qui lui a permis de mettre les mots suivants « une bulle qui berce », et elle s’est mise à pleurer. Après un moment de repos dans sa bulle, je lui ai demandé si elle était d’accord de sortir sa main de sa cachette et elle a accepté. J’ai mis ma main sur la sienne. Elle a alors fait des va-et-vient entre être présente au contact et sentir, et penser à autre chose pour se distraire. Entre vivre l’intimité et sentir la juxtaposition ou se réfugier dans le fantasme. Quand elle était présente dans le contact, elle luttait entre l’envie de sentir ma présence et la décision de se débrouiller seule « ne te fais pas avoir ».

Oser le contact avec moi réveillait deux peurs chez elle. Peur que ce contact s’arrête pour toujours et qu’elle soit à nouveau seule. Elle anticipait la perte et la solitude si connues. Je fais l’hypothèse que le bébé en elle, par manque de contact sécure, n’a pas pu intégrer la permanence de l’autre, mais a conservé les souvenirs émotionnels de l’absence. Une autre peur était celle d’être découverte et que son vrai-soi ne corresponde pas à ce que j’attendais, et que je la rejette. Dans les deux cas, elle anticipait le connu, la rupture de contact et la solitude. J’ai pensé encore à une troisième source possible de peur, peut-être encore pire pour elle, celle que la rencontre aie lieu. Peur de la juxtaposition. Et je lui ai partagé ma pensée. Je l’ai accompagnée dans cette lutte, j’étais simplement présente et la laissais aller où elle le souhaitait. Ceci avec comme objectif qu’elle intègre ma permanence inconditionnelle, qu’elle soit en contact ou non.

Conclusion

Nous continuons maintenant à un rythme plus soutenu, trois fois par mois : ce rythme lui convient ! La confiance accrue au sein de notre relation lui a permis d’accéder à une nouvelle émotion, la colère, et d’oser la sentir dans son quotidien et l’utiliser pour s’affirmer…

Suite à une séparation prolongée, les vacances de Noël par exemple, elle oublie encore complètement le contenu de nos séances précédentes, surtout ce qui concerne la relation entre nous deux, l’attachement.

Avec Julie, j’ai appris une posture fondamentale : être permanente, même si elle rompait le contact, et faire confiance au processus d’attachement. J’ai eu besoin pour cela de me laisser soutenir et accompagner durablement par plusieurs personnes, à qui j’ai moi-même accordé ma confiance et qui ont su m’apprivoiser. Leur soutien inconditionnel m’a permis de garder espoir quand je le perdais, leur confiance en moi m’a permis de me faire confiance. Grâce à eux, j’ai pu penser le processus d’attachement et surtout le développer et le sentir à l’intérieur de moi, pour pouvoir le partager avec Julie.

Bibliographie

Erskine,R.G.(2009). Life Scripts and Attachment Patterns: Theoretical Integration and Therapeutic Involvement . Transactional Analysis Journal, 39(3),p. 207-218.

Erskine, R. G., Moursund, J. P., & Trautmann, R. L. (1999). Beyond Empathy: A Therapy of Contact-in-Relationship. Philadelphia: Brunner/Mazel.

Erskine, R.G.& Trautmann, R.L. (1997). The Process of Integrative Psychotherapy. In. R.G. Erskine (Ed.), Theories and Methods of an Integrative Transactional Analysis. San Francisco: TA Press

Main, M. (1995). Recent studies in attachment: Overview with selected implications for clinical work. In S. Goldberg, R. Muir, & J. Kerr (Eds.), Attachment theory: Social, Developmental and Clinical Perspectives (pp. 407-474). Hillsdale, NJ: The Analytic Press.

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